5
Dans le Kor-ul-gryf
Tandis que Tarzan tombait, entouré d’ennemis, un homme s’arrêtait à des milles de là, sur la rive extérieure des marécages qui encerclent Pal-ul-don. Il était nu, à l’exception d’un pagne et de trois cartouchières dont deux se croisaient en baudrier autour de ses épaules, tandis que la troisième lui ceignait les reins. Il portait en bandoulière une Enfield et son armement était complété d’un long couteau, d’un arc et d’un carquois. Il venait de loin, par des contrées sauvages et désertes, sous la menace des bêtes féroces et d’hommes plus féroces encore. Et pourtant, il n’avait pas brûlé une cartouche depuis le jour de son départ.
L’arc, les flèches et le long couteau avaient suffi à sa sauvegarde. Plus d’une fois cependant, les dangers immenses qu’il avait courus auraient pu se voir réduits à néant par un coup de carabine. Dans quel but avait-il ainsi épargné ses précieuses munitions ? Pourquoi avait-il risqué sa vie en réservant ses balles, jusqu’à la dernière ? Quel était son objectif ? À quoi, à qui étaient destinés ces projectiles mortels ? Lui seul le savait.
Quand Pan-at-lee avait sauté par-dessus l’arête de la falaise surplombant Kor-ul-lul, elle s’attendait à une mort immédiate, ne pouvant que s’écraser sur les rochers au fond du gouffre. Elle avait choisi cette mort, plutôt que les crocs du ja. Mais le hasard avait décidé qu’elle tomberait en un point où le torrent coulait tout près de la paroi et formait une sorte de large crique aux eaux calmes, avant de se jeter en cascades écumantes au milieu des blocs rocheux.
Ce fut dans ce petit lac glacé qu’elle s’enfonça profondément sous la surface de l’eau. À demi étourdie, elle réussit pourtant courageusement à remonter à l’air libre. Elle nagea avec vigueur et gagna la rive opposée ; là, elle se laissa tomber sur la berge où elle resta, pantelante et fourbue, jusqu’à ce que l’approche de l’aube l’incitât à chercher un refuge puisqu’elle se trouvait dans le pays des ennemis de son peuple.
Elle se leva et alla se mettre à l’abri de la végétation luxuriante qui tapisse généreusement les kors [1] bien arrosés de Pal-ul-don.
Invisible à quiconque viendrait à passer sur la large piste longeant le torrent, Pan-at-lee chercha un endroit où se reposer et se nourrir. Elle ne manquerait pas de vivres, vu l’abondance de fruits, de baies et de ces succulents tubercules qu’elle déterra avec la dague d’Es-sat.
Ah ! si elle avait su qu’il était mort ! Que d’épreuves, de risques et de terreurs lui auraient été épargnés ! Mais elle croyait qu’il vivait toujours, et c’est la raison pour laquelle elle n’osa pas retourner à Kor-ul-ja. Elle n’y retournerait en tout cas pas avant que la colère du chef soit apaisée. Plus tard, peut-être. À supposer que son père et ses frères réintègrent leur caverne, elle s’y risquerait sans doute. Mais pas maintenant, non pas maintenant ! Pourtant, elle ne pourrait pas non plus demeurer ici, à proximité des Kor-ul-lul hostiles. Mais, dans l’immédiat, il lui fallait découvrir avant la nuit, un lieu où elle serait à l’abri des bêtes sauvages.
Assise sur un tronc couché, elle cherchait une solution à ce problème de survie, quand elle entendit soudain venir du haut de la gorge les voix d’hommes qui criaient. Elle ne reconnut que trop bien le cri de guerre des Kor-ul-lul. La rumeur approchant de sa cachette, elle aperçut, à travers le rideau de feuillage, trois silhouettes fuyant sur la piste. Au-delà, les cris des poursuivants augmentaient. Les fugitifs traversèrent le torrent, en aval de la cascade et disparurent à ses yeux. Puis d’autres surgirent : les guerriers de Kor-ul-lul, vociférant, farouches et implacables. Ils étaient quarante, peut-être cinquante. Elle attendit, le souffle coupé. Mais ils ne quittèrent pas la piste et passèrent sans se douter qu’une femme ennemie se dissimulait à quelques yards à peine.
Elle distinguait à nouveau les fuyards : trois guerriers Waz-don grimpant au rocher, en un endroit où le sommet de la falaise s’était éboulé, ce qui rendait la pente accessible à des êtres aussi habiles pour l’escalade. Son regard devint fixe. Était-ce possible ? ô Jad-ben-Otho ! Si elle avait su, un moment plus tôt ! Elle aurait pu se joindre à eux quand ils étaient passés, puisqu’il s’agissait de son père et de ses deux frères. Et voilà que c’était trop tard.
Haletante, les muscles tendus, elle se mit à guetter les environs. Les trois hommes atteindraient-ils le sommet ? Les Kor-ul-lul les rejoindraient-ils ? Ils grimpaient bien, mais, oh, si lentement ! Et déjà l’un d’entre eux lâchait prise et glissait ! Les Kor-ul-lul venaient d’entamer l’ascension. L’un d’eux lança sa massue vers le fugitif le plus proche.
Par bonheur, le Grand Dieu fut clément car le projectile manqua sa cible… et retomba, en roulant et en rebondissant, sur le guerrier lui-même et le fit trébucher et dévaler jusqu’au fond de la gorge.
Pan-at-lee, debout, pressait ses mains sur ses plaques pectorales d’or, tout en observant cette course pour la vie. Son frère aîné venait d’atteindre le sommet. Il s’accrocha à quelque chose qu’elle ne pouvait distinguer et déploya sa longue queue jusqu’à son père, au-dessous de lui. Ce dernier s’empara de ce support, tendit sa propre queue à celui de ses fils qui venait de glisser et, grâce à cette échelle vivante et improvisée, tous trois atteignirent le rebord et disparurent avant que les Kor-ul-lul aient pu les atteindre. Mais ceux-ci n’abandonnèrent pas leur chasse. Ils s’acharnèrent jusqu’à ce qu’ils aient disparu, eux aussi, et que seule une clameur saisissante avertît Pan-at-lee que la poursuite continuait. Elle comprit qu’elle devait partir, car, à tout moment, pouvait déboucher une troupe de chasseurs, battant la gorge en quête des petits animaux qui s’y nourrissaient ou y nichaient.
Derrière elle, pensait-elle, il y avait Es-sat et les Kor-ul-lul lancés aux trousses des siens. Devant elle, au-delà de l’autre crête, c’était le Kor-ul-gryf, le repaire des monstres terrifiants qui faisaient frissonner et trembler tous les habitants de Pal-ul-don. Plus bas, dans la vallée, s’étendait le pays des Ho-don, où elle ne pouvait s’attendre qu’à l’esclavage ou à la mort. Ici, même, vivaient les Kor-ul-lul, les ennemis héréditaires de sa tribu, et partout il lui faudrait compter avec les bêtes sauvages, mangeuses de chair humaine.
Mais elle n’hésita pas longtemps. Tournant ses regards vers le sud-est, elle entreprit de traverser la Gorge de l’Eau, en direction de Kor-ul-gryf. Là, au moins, il n’y avait pas d’hommes. Il en va encore aujourd’hui comme il en allait au commencement des âges, chez les ancêtres primitifs de l’homme, avec Pan-at-lee et les siens : de tous les prédateurs que la femme peut craindre, l’homme est le plus acharné, le plus terrible. Et à l’homme, elle préférait même le gryf.
Redoublant de prudence, elle atteignit le pied de la falaise, à l’extrémité opposée de Kor-ul-lul. Vers midi, elle trouva une possibilité d’escalade. Parvenue au sommet, elle franchit les confins de Kor-ul-gryf, lieu de toutes les horreurs dans le folklore de son espèce. Plus loin, poussait une végétation mystérieuse, chargée d’humidité. Des arbres géants agitaient leur cime empanachée, presque jusqu’au bord d’une nouvelle falaise. Un silence menaçant planait sur cette forêt.
Pan-at-lee se mit à plat ventre pour se pencher par-dessus l’arête de la falaise et en inspecter la paroi. Elle put y voir des grottes et des échelons de pierre, que ses ancêtres avaient laborieusement taillés à la main. Elle en avait entendu parler dans son enfance, à la veillée. Elle avait aussi entendu raconter comment les gryfs étaient venus des marais, en traversant les montagnes, et comment les hommes avaient fini par fuir après qu’un si grand nombre d’entre eux eurent été saisis et dévorés par ces hideuses créatures. Ils avaient quitté leurs cavernes, à présent inoccupées depuis des temps qu’aucun homme vivant ne pouvait se rappeler. Certains disaient que Jad-ben-Otho, qui vit depuis toujours, était alors un petit enfant. Pan-at-lee frissonna. Cependant il y avait là des cavernes et peut-être y serait-elle à l’abri, même des gryfs.
Elle avisa un endroit où les échelons de pierre atteignaient le sommet de la falaise. On les avait, sans aucun doute, laissés là au moment de l’exode final de la tribu, puisqu’il n’était plus nécessaire de protéger contre une éventuelle invasion leurs demeures désertées. Pan-at-lee gagna lentement l’entrée de la grotte la plus haute. Elle mit le pied sur une terrasse à peu près identique à celles de sa propre tribu. Toutefois, le sol en était couvert de branchages, de vieux nids et de fiente d’oiseaux, qui le rendaient peu praticable. Elle se hissa sur une autre terrasse, puis une autre encore, mais toutes étaient pareillement encombrées. Inutile de chercher plus loin. Une caverne lui parut vaste et commode. Pan-at-lee se servit de sa dague pour éliminer les débris, en les balançant par-dessus bord. Ce faisant, elle ne cessait de tourner les yeux vers la gorge silencieuse où rôdaient les effrayantes créatures de Pal-ul-don. Hélas, il y avait là d’autres yeux, des yeux qu’elle ne pouvait voir, mais qui la voyaient et qui épiaient tous ses mouvements, des yeux farouches, méchants, rusés et cruels. Ils l’observaient, et une langue rouge léchait des lèvres molles et pendantes. Ils l’observaient, et un cerveau infra-humain échafaudait laborieusement de noirs desseins.
Comme chez elle, à Kor-ul-ja, les sources naturelles de la falaise avaient été domestiquées par les lointains architectes des cavernes. Aussi de l’eau pure et fraîche coulait-elle, depuis des éternités, près de l’entrée des grottes. La seule difficulté était de se procurer de la nourriture. Cela présentait un risque, qu’il faudrait prendre au moins tous les deux jours. Il n’empêche ! Pan-at-lee était sûre qu’elle trouverait des fruits, des tubercules et peut-être de petits animaux, des oiseaux et des œufs, près du pied de la falaise ; les oiseaux et les œufs, peut-être même dans les grottes. Elle pourrait donc vivre ici indéfiniment. À cette pensée, elle éprouva un certain sentiment de sécurité. Conforté d’ailleurs par le fait que son refuge lui paraissait imprenable. Il était trop haut perché pour les animaux les plus dangereux et hors d’atteinte des hommes, puisqu’il se situait sur le territoire abandonné de Kor-ul-gryf. Elle décida d’inspecter sa nouvelle demeure. Le soleil, encore au sud, éclairait l’intérieur de la première pièce. Elle ressemblait à celles qu’elle connaissait : les mêmes images d’animaux et d’hommes étaient gravées sur les parois, de la même façon grossière. La race des Waz-don avait manifestement fait peu de progrès depuis les générations qui avaient quitté Kor-ul-gryf. Certes, Pan-at-lee n’avait pas de telles pensées, car les termes d’évolution et de progrès n’existaient pas pour elle, non plus que pour le reste de son espèce. Les choses étaient comme elles avaient toujours été, comme elles seraient toujours.
Il était indubitable que ces étranges créatures avaient vécu là un temps incalculable. Tout indiquait l’ancienneté de leur établissement : les profonds sillons laissés par leurs pieds nus sur le sol de roche vive, l’embrasure de certains passages creusée et polie à l’endroit où des bras l’avaient frôlée ; les innombrables gravures qui couvraient parfois toute la paroi d’un rocher et, en tout cas, les murs et les plafonds de chaque caverne. Chacune de ces gravures était d’une main différente car chacune représentait, pour ainsi dire, les armoiries du mâle adulte qui l’avait tracée.
Aussi Pan-at-lee se trouvait-elle comme chez elle, et rassurée, dans ces lieux désertés. Il y avait peu de détritus à l’intérieur, guère plus qu’une accumulation de poussière. À côté de l’entrée se trouvait la niche où l’on conservait habituellement du bois et des brindilles, mais il n’y restait plus que des débris d’écorce. Elle récupéra toutefois, parmi les résidus de la terrasse, un petit fagot de branchages et réussit au bout de quelque temps à faire jaillir une flamme. Elle y embrasa quelques brindilles, dont elle se servit comme d’une torche pour s’éclairer et explorer quelques-unes des pièces intérieures. Là non plus elle ne trouva rien de nouveau ni d’étrange par rapport à ce qu’elle connaissait. Mais les anciens occupants n’y avaient laissé que quelques récipients de pierre, brisés, et elle eut la déception de ne trouver nulle part quoi que ce fût qui pût lui servir de litière. Tout avait été déménagé. En bas, dans la gorge, il y avait des feuilles mortes, des herbes et des branchages odorants, mais Pan-at-lee ne se sentit pas le courage de descendre dans ce gouffre affreux pour de simples raisons de confort. Seule la nécessité de se nourrir aurait pu la pousser jusque-là.
Ainsi donc, tandis que les ombres s’allongeaient et que la nuit approchait, elle se mit en devoir de se préparer une couche, la moins inconfortable possible, en rassemblant de la poussière déposée là au cours des âges pour se ménager un petit matelas entre la douceur de son corps et la dureté du sol. C’était mieux que rien. Mais Pan-at-lee était très fatiguée. Elle n’avait pas dormi pendant deux nuits et, le jour, elle avait connu maints dangers, maintes épreuves. Malgré la rudesse de sa couche, elle s’endormit donc dès qu’elle se fut disposée au repos.
Elle dormait. La lune qui s’était levée, répandait sa lumière argentée sur la paroi blanche de la falaise, atténuant les ténèbres de la forêt et de la gorge. Au loin, un lion rugit. Puis il y eut un long silence. Un profond mugissement se fit entendre en amont. On bougea dans les arbres au pied de la falaise. Le mugissement recommença, grave et menaçant. On y répondit, d’un endroit situé au-dessous du village déserté. Quelque chose se laissa tomber du feuillage d’un arbre, à la verticale de la caverne où dormait Pan-at-lee. Cette chose atterrit sur le sol, dans l’ombre épaisse. Après quoi, elle s’avança prudemment. Elle gagna le pied du rocher, en prenant forme et contour à la clarté de la lune. Elle se déplaçait à la façon d’une créature de cauchemar : lentement, lourdement. Ç’aurait pu être un gigantesque paresseux. Ç’aurait pu être aussi un homme, tant la lune, à la manière d’un peintre cubiste, déforme les images qu’elle peint.
La chose se hissait lentement sur la paroi rocheuse. Elle s’y déplaçait, pareille à un immense ver. Mais en l’effleurant à nouveau, les rayons de la lune montrèrent qu’elle avait des mains et des pieds, dont elle se servait pour escalader les échelons de pierre. Elle grimpait laborieusement vers la caverne où Pan-at-lee dormait. Du fond de la gorge parvint un nouveau mugissement. On y répondit, d’un endroit situé plus haut que le village.
Tarzan, seigneur des singes, ouvrit les yeux. Il ressentait une douleur à la tête. Au début, il ne prit conscience de rien d’autre. Un moment plus tard, des ombres grotesques, qui grandissaient et rapetissaient, éveillèrent ses sensations renaissantes. Il vit qu’il se trouvait dans une caverne où une douzaine de guerriers Waz-don bavardaient. Une lampe à huile, de facture grossière, éclairait l’intérieur. La flamme dansante faisait s’agiter sur les parois les ombres déformées des guerriers. Il entendit quelqu’un dire :
— Nous te l’avons amené vivant, gund, parce qu’on n’a encore jamais vu un Ho-don comme cela. Il n’a pas de queue. Il est né ainsi, car il n’a pas de cicatrice indiquant que sa queue aurait été coupée. Les doigts de ses mains et de ses pieds ne ressemblent pas à ceux des races de Pal-ul-don. Il est plus fort que plusieurs hommes ensemble et il attaque avec la célérité du ja. Nous te l’avons amené vivant, pour que tu puisses le voir avant qu’on le tue.
Le chef se leva et s’approcha de l’homme-singe, qui ferma les yeux en feignant l’inconscience. Tarzan sentit des mains velues le parcourir. Puis on le retourna, sans trop de douceur. Le gund l’examina des pieds à la tête, en faisant des commentaires, particulièrement sur la forme et la taille de ses pouces et de ses gros orteils.
— Avec ça, il est sans queue ! dit-il, il est incapable de grimper.
— C’est vrai, acquiesça l’un des guerriers, il tomberait sûrement, même des échelons de la falaise.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit le chef. Ce n’est ni un Waz-don, ni un Ho-don. Je me demande d’où il vient, et comment cela s’appelle.
Les Kor-ul-ja criaient très fort Tarzan-jad-guru ! et nous pensons que c’était lui qu’ils appelaient, dit un guerrier. Est-ce que nous le tuons maintenant ?
— Non répondit le chef, nous attendrons que la vie revienne dans sa tête, pour que je puisse l’interroger. Reste ici, In-tan, et garde-le. Dès qu’il pourra de nouveau entendre et parler, appelle-moi.
Il fit volte-face et quitta la case. Les autres, sauf In-tan, le suivirent. Tandis qu’ils s’éloignaient, Tarzan saisit encore des bribes de conversation, indiquant que de nombreux renforts kor-ul-ja s’étaient portés à la rencontre de leur petite troupe et l’avait chassée. Manifestement, les pieds légers d’Id-an avaient tiré les guerriers d’Om-at d’un mauvais pas. L’homme-singe sourit, puis entrouvrit un œil et observa In-tan. Le guerrier se tenait à l’entrée de la caverne et regardait dehors, le dos tourné à son prisonnier. Tarzan éprouva la solidité des liens qui lui entouraient les poignets ; ils ne semblaient pas très serrés et, de plus, on lui avait ligoté les mains par devant ! Sans doute les Waz-don ne devaient-ils pas faire souvent des prisonniers, si jamais cela leur arrivait.
Il leva prudemment les poignets pour examiner les lanières qui les entravaient. Un léger sourire lui éclaira les traits. Il se mit aussitôt à l’ouvrage, en attaquant ses liens de ses dents solides, tout en gardant à l’œil In-tan, le guerrier de Kor-ul-lul. Le dernier nœud venait de se relâcher et les mains de Tarzan étaient libres, lorsque In-tan se retourna pour lancer un regard inquisiteur sur l’objet de ses soins. Il remarqua que le prisonnier avait changé de position. Celui-ci n’était plus couché sur le dos, comme quand ils l’avaient quitté, mais sur le côté, les mains devant le visage. In-tan s’approcha et se pencha : les liens lui parurent bien lâches. Il tendit la main pour vérifier leur tension. À l’instant, deux mains surgirent en se débarrassant des liens : l’une s’empara de son poignet, l’autre de sa gorge. Cette attaque féline, si inattendue, ne laissa pas à In-tan le temps de crier. Déjà des doigts d’acier l’avaient définitivement réduit au silence. Tiré en avant, il perdit l’équilibre et roula sur le captif, puis sur le sol où il s’immobilisa sous Tarzan qui lui pesait sur la poitrine. In-tan se débattit pour se libérer, il tenta de dégainer sa dague, mais Tarzan s’en empara avant lui. La queue du Waz-don se dirigea alors vers la gorge de son adversaire, l’entoura, se referma sur elle, mais sa propre lame lui trancha le précieux membre, à la racine.
La résistance du Waz-don s’affaiblit, un voile s’abattant sur ses yeux. Il comprit qu’il allait mourir, en quoi il ne se trompait pas : un moment plus tard, il trépassait. Tarzan se leva, posa un pied sur le thorax de son ennemi vaincu. Comme il aurait voulu pousser le cri de victoire de sa race ! Mais il n’osa pas. Il s’aperçut qu’on ne lui avait pas retiré son lasso des épaules et qu’on avait remis son couteau au fourreau, alors qu’il le tenait en main quand on l’avait assommé. Quelles étranges créatures ! Tarzan ne savait pas que les armes de l’ennemi tué inspiraient une crainte superstitieuse : on croyait que si on l’enterrait sans elles, il hanterait à tout jamais ses meurtriers, les rechercherait sans trêve et, une fois qu’il les aurait retrouvés, tuerait à son tour celui qui avait porté la main sur lui. Son arc et son carquois étaient posés contre la paroi.
Tarzan franchit l’entrée de la caverne et regarda dehors. La nuit venait de tomber. Il pouvait entendre des voix provenant des habitations les plus proches, et une odeur de cuisine lui monta aux narines. Il baissa les yeux et éprouva une sensation de soulagement : la grotte où on l’avait enfermé faisait partie de la rangée la plus basse. Elle se trouvait à moins de trente pieds de la base du rocher. Il allait se décider à descendre sans demander son reste, lorsqu’une idée lui fit esquisser un rictus. Une idée née du nom que les Waz-don lui avaient donné – Tarzan-jad-guru, Tarzan le Terrible – ainsi que du souvenir des jours où il s’amusait à effrayer les indigènes, dans sa lointaine jungle natale. Il retourna dans la caverne où gisait le cadavre d’In-tan. Avec son couteau, il trancha la tête du guerrier et la porta jusqu’au bord de la terrasse, où il la jeta dans le vide. Puis il s’élança agilement et silencieusement sur l’échelle précaire, dans un style qui aurait étonné les Kor-ul-lul convaincus de son incapacité à grimper.
En bas, il ramassa la tête d’In-tan et disparut dans l’ombre des arbres, en tenant le macabre trophée par son toupet hirsute. Horrible » direz-vous ? C’est que vous jugez un animal sauvage suivant les normes de la civilisation. Vous pouvez dompter un lion et lui enseigner de jolis tours, mais c’est toujours un lion. Tarzan avait très belle apparence en smoking, mais il était toujours un Tarmangani et, sous son plastron, battait toujours un cœur farouche.
Et puis cette sorte de folie ne manquait pas de méthode. Tarzan savait que le cœur des Kor-ul-lul se remplirait de colère quand ils découvriraient ce qu’il avait fait. Mais il savait aussi que cette colère se tempérerait de crainte. Et c’était la crainte qu’il inspirait qui avait rendu Tarzan maître de bien des jungles. On ne gagne pas le respect des tueurs en leur offrant des bonbons.
Un peu en aval du village, Tarzan regagna le pied de la falaise, à la recherche d’un endroit par où il pourrait remonter sur la crête et retourner ainsi chez Om-at, à Kor-ul-ja. Il finit par arriver au coude du torrent, où celui-ci se jette tout contre la paroi rocheuse. Il fut donc obligé de le traverser à la nage, avec l’espoir de trouver un sentier sur l’autre rive. Là, son odorat incomparable lui permit de détecter une trace familière. C’était celle de Pan-at-lee, qu’elle avait laissée en émergeant du petit lac, afin d’aller chercher refuge dans la jungle.
Les projets de l’homme-singe se modifièrent aussitôt. Pan-at-lee vivait, ou du moins elle était restée en vie après sa chute. Il était parti à sa recherche pour le compte d’Om-at, son ami. L’amitié d’Om-at lui imposait de reprendre cette piste qu’il venait de retrouver par pur hasard. Elle le conduisit dans la jungle, lui fit traverser la gorge, puis gagner le point où Pan-at-lee avait entrepris l’ascension de la falaise opposée. Au pied de celle-ci, Tarzan se débarrassa de la tête d’In-tan, en la suspendant à une branche basse, car il savait qu’elle le gênerait dans son escalade. Avec l’agilité d’un singe, il se hissa sur l’escarpement, sans perdre la trace de Pan-at-lee. Au-delà du sommet, la piste sillonnait la crête, aussi claire qu’une page imprimée pour les sens exercés du chasseur né dans la jungle.
Tarzan ignorait tout de Kor-ul-gryf. Il avait bien aperçu, mais vaguement la nuit, des formes étranges et monstrueuses. Ta-den et Om-at lui avaient bien parlé de grandes créatures que tous les hommes craignaient. Mais, pour lui, le danger était toujours présent, partout, nuit et jour. La mort le guettait depuis l’enfance. Sinistre et terrible, elle était toujours à ses trousses. Il avait peu connu d’autres façons de vivre. Sa vie, c’était affronter le danger et il la vivait aussi simplement et naturellement que vous vivez la vôtre, parmi les dangers des rues encombrées. L’homme noir qui s’aventure dans la jungle la nuit a peur parce qu’il a passé sa vie, depuis l’enfance, au milieu de ses semblables, sous la protection, surtout la nuit, des faibles moyens dont ils disposent. Mais Tarzan avait vécu comme vivent le lion, la panthère, l’éléphant et le singe. Il était une véritable créature de la jungle, ne dépendant que de ses forces et de ses talents, jouant seul sa partie face à toute la Création.
Rien ne le surprenait donc plus, rien ne l’effrayait. Aussi parcourait-il ces ténèbres étranges avec autant d’assurance et de calme qu’un fermier se rendant au pâturage peu avant l’aube.
À nouveau, la trace de Pan-at-lee s’arrêtait sur l’arête d’une falaise. Mais cette fois, rien n’indiquait qu’elle avait sauté. Une brève recherche fit découvrir à Tarzan les échelons de pierre par où elle était descendue. Tandis qu’il les examinait, à plat ventre par-dessus le rebord de la gorge, son attention fut attirée par quelque chose, au pied du rocher. Il ne pouvait distinguer ce que c’était, mais il vit que cela bougeait et commençait à grimper lentement, en s’aidant apparemment de pitons semblables à ceux qu’il venait de remarquer juste au-dessous de lui. Il observa avec attention cet être qui se hissait de plus en plus haut, et il parvint finalement à en repérer plus clairement les formes. Il se convainquit qu’il s’agissait là d’une sorte de grand singe, possédant une queue. Encore que, sous certains aspects, l’entité n’avait pas l’air d’être un véritable singe.
La créature gagna lentement l’étage supérieur des cavernes et disparut dans l’une d’elles. Tarzan se remit sur la piste de Pan-at-lee. Il la suivit le long des échelons de pierre, jusqu’à la grotte la plus proche, puis jusqu’à la suivante. Il leva les sourcils en comprenant où ce chemin le menait. Il se hâta. Il atteignait la troisième caverne quand tous les échos de Kor-ul-gryf s’éveillèrent au bruit d’un hurlement de terreur.